Par le comité éditorial
Le champ scientifique, comme l’a démontré Bourdieu depuis longtemps (Bourdieu 1976), est un champ de luttes qui ne sont pas uniquement épistémologiques. De nombreux intérêts autres que scientifiques entrent en jeu dans les luttes d’influences et dans la concurrence que se livrent les chercheurs, toutes disciplines confondues. Le champ scientifique tente de masquer les divergences politiques ou idéologiques sous le voile pudique de l’épistémologie. Tout ce qui n’est pas conforme aux règles de la production scientifique est ainsi condamné aux marges et rejeté dans le champ subalterne de l’idéologie. Les comités de lecture et les comités scientifiques sont en principe là pour veiller mais il arrive bien souvent que les textes publiés n’aient que l’apparence de textes scientifiques et soient en fait des textes de positionnement, de débat, voire des textes polémiques. Cependant, une fois publiés dans une revue « classée », ils obtiennent de facto un label scientifique. Notre position ici n’est pas de tenter de démasquer les idéologies derrière les textes prétendument scientifiques, ou de les traquer : au contraire, nous pensons que le débat d’idées, qu’il soit scientifique, idéologique ou les deux à la fois, n’est pas une salissure sur le blanc manteau de la science pure. Le débat est facteur de clarifications, d’innovations et d’avancées.
Le débat n’est pas seulement l’objet de méfiance chez les chercheurs, il est également craint. Les chercheurs, et surtout les plus jeunes, craignent en effet de sortir du rang puisqu’ils savent qu’ils risquent gros dans le système d’évaluation bien tenu par les édiles de la profession. Ils craignent également de ne plus être publiés par les revues qui comptent, de ne plus être retenus et encore moins invités dans les colloques. Bref, ils craignent la mise à l’écart s’ils devaient adopter une position qui contreviendrait à la position dominante ou froisserait certaines susceptibilités. Cependant, nous dira-t-on, tout cela est impossible puisque notre champ fonctionne sur le sacro-saint principe de l’évaluation en double aveugle. Mais l’on sait aussi que les aveugles savent très bien s’orienter malgré leur cécité…
Le débat d’idées n’aurait donc pas droit de cité dans le monde imaginaire d’idées pures de la recherche, tout en étant pourtant partout présent. C’est pour cette raison que nous avons décidé de créer cet espace de débat sur le site Langage, Travail et Formation. Profitant de la liberté que nous offre l’Internet et son pouvoir potentiellement illimité de diffusion, nous souhaitons par ce moyen faire bouger les lignes scientifiques, bousculer les positions établies si besoin mais en respectant un principe, que nous pensons pour le coup inamovible de la recherche scientifique : la rigueur intellectuelle. Nous ne concevons pas cet espace comme un ring ou comme le théâtre d’une foire d’empoigne, mais comme un lieu virtuel où les chercheurs, et d’autres, pourront débattre, s’opposer voire s’affronter mais toujours dans le respect des personnes et dans un esprit de rigueur intellectuelle. Nous souhaitons pour cela que les contributions au débat soient construites et structurées en laissant cependant toute liberté aux auteurs de s’affranchir, ou non, des règles habituelles de l’écrit scientifique académique. Cet espace de débat sera modéré par le comité éditorial qui fera, et assumera, ses choix de publication mais qui s’engage à publier tout auteur qui exigerait un droit de réponse à des contributions qui seraient parues sur notre site. Nous nous engageons également à publier tout auteur qui entendrait répondre à des contributions parues dans d’autres revues et à qui celles-ci n’auraient pas donné l’opportunité de répondre. Nous avons choisi ce « format » de discussions parce qu’il ne pollue pas les boites aux lettres électroniques d’échanges intrusifs, parfois aussi spontanés qu’indigents. L’organisation du débat que nous proposons repose sur des contributions structurées qui laissent la place et le temps à l’auteur de développer sa pensée tout en le laissant libre de la quantité, de la forme et de la teneur de son propos. Par ailleurs, la mise en ligne étant rapide, les réponses peuvent être immédiates.
Ce faisant, nous pensons réunies les conditions techniques et éditoriales pour un débat de contenus combiné avec la rapidité de la publication en ligne. Nous pensons cet espace salutaire et nécessaire dans un champ scientifique qui doit retrouver sa force d’innovation. Nous pensons que l’innovation passe par la rigueur scientifique, des méthodologies éprouvées, des règles communes mais également par le débat et la confrontation des idées. A cet égard, nous n’inventons rien puisque toutes les disciplines scientifiques sans exception ont toujours été le théâtre de débats, parfois épiques, et l’histoire de nombreuses revues en atteste. Nous ne recherchons pas par là une légitimation par la tradition mais par l’histoire, c’est-à-dire par le processus continu de transformation du réel dans lequel s’inscrivent les disciplines scientifiques, non en surplomb ou sur les côtés, comme observatrices ou comme commentatrices, mais comme actrices.
Bourdieu P. Le champ scientifique. Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 2, n°2-3, juin 1976. pp. 88-104.